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En 2025, la Corse commémore le trois centième anniversaire de la naissance de Pascal Paoli, général de la nation corse, père de l’indépendance au XVIIIe siècle, né dans un petit village de montagne en 1725. Les autorités de l’île et la faculté de droit de Corte ont saisi cette occasion pour organiser des colloques et des rencontres sur l’apport juridique et constitutionnel particulièrement original du héros insulaire aux institutions corses. Notre chroniqueur y a participé.

Il existe dans l’histoire des nations des destins qui, par leur éclat singulier, semblent appartenir à un autre temps que celui où ils ont vécu. Pascal Paoli, « Babbu di a Patria », en est l’un des plus frappants exemples.
Héros de l’indépendance corse, législateur précoce, exilé obstiné, penseur politique à la croisée des Lumières et des traditions insulaires, il demeure dans l’esprit des Corses tout à la fois le fondateur d’un État éphémère et le témoin amer de son effacement.
À travers sa vie se dessine une méditation sur la fragilité des libertés et sur la difficulté d’incarner un idéal démocratique dans un monde dominé par les monarchies et les empires.
Pascal Paoli naît en 1725 à Morosaglia, petit village corse entouré de châtaigniers, dans une île sous domination génoise.
Son père, Hyacinthe Paoli, lui-même né au même endroit, prend la tête d’une rébellion contre les Génois et reçoit le titre de général de la nation corse. En 1739, il est contraint à l’exil et s’enfuit à Naples avec son fils cadet Pascal, âgé de 14 ans.
À Naples, le jeune Pascal Paoli reçoit une solide formation intellectuelle. Il étudie l’histoire, la philosophie, le droit. Sa culture politique façonnée par les Lumières lui apprend qu’un peuple peut vouloir être souverain.

Pascal Paoli revient en Corse en 1755 afin de succéder à son père à la tête d’un gouvernement national, porteur d’une conception de la liberté plus moderne que celle des chefs insulaires traditionnels.
Il élabore une constitution corse qui constitue un véritable laboratoire démocratique et qui inspirera les constituants américains en 1787, Rousseau et Mirabeau, et les Français auteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789.
Son texte est l’une des premières constitutions écrites d’Europe à une époque où la plupart des États européens connaissent des monarchies absolues. Il y est énoncé que la Nation corse est libre et indépendante, qu’elle ne reconnaît d’autre souveraineté que celle du peuple et que son gouvernement est démocratique.
Trois institutions principales sont établies : l’exécutif, pouvoir exercé par un général de la Nation élu pour 36 mois, le Conseil d’État, composé de représentants du peuple, qui contrôle l’exécutif, et les Consultes, assemblées locales qui participent à la vie politique.
Paoli, général de la Nation, met en place une véritable séparation des pouvoirs, rend le gouvernement responsable devant la nation, instaure un service civique de défense de la patrie, et crée une justice indépendante et puissante.

Il réforme totalement la législation criminelle, voulant en finir avec les crimes fondés sur l’honneur et la vendetta.
On trouve ainsi dans l’article 10 de la « Magistrature suprême » :
« La vie d’un homme est souvent en danger par vil intérêt, suspicion ou caprice. Les conséquences en sont funestes à l’ordre et au bon renom de la Nation, les champs et le commerce sont délaissés, l’éducation des enfants négligée, les familles détruites, la dépopulation et la désolation sont partout… Les homicides en Corse sont favorisés par une mentalité spéciale qui taxe de lâche celui qui ne se venge pas ; le point d’honneur est en jeu : laver l’outrage dans le sang. La seconde cause est dans l’impunité ; la vendetta devient ainsi un mal nécessaire. Les crimes restent impunis par le gouvernement génois qui tient à ce que les Corses soient divisés. La vendetta n’est, au fond, qu’une justice personnelle, à défaut de celle de l’État. Mais le pardon des injures n’est pas lâcheté, c’est une grandeur d’âme. Celui qui pardonne triomphe de la haine qui est la plus déréglée des passions et se montre ainsi un homme réellement fort. La persuasion n’étant pas suffisante pour avoir raison d’un mal si profondément enraciné, nous avons jugé d’y suppléer par une loi. Tous ceux qui se rendront coupables d’homicides seront cloués au pilori du déshonneur et de l’infamie, jugés incapables d’obtenir un emploi public, ainsi que leurs enfants ; leurs biens seront confisqués ou détruits et la peine de mort sera prononcée contre eux, sauf le cas de légitime défense.
Les coupables d’assassinat seront attachés à la queue d’un cheval, leur maison rasée et les arbres leur appartenant, coupés. ».
La protection des biens et des libertés devient un principe : « Nul ne peut être privé de liberté sans jugement ». La fiscalité doit être librement consentie : « Aucun impôt ne peut être établi sans le consentement du Conseil et du peuple ».
Le système électoral est révolutionnaire puisque le suffrage masculin est universel. Les droits des femmes, qui ne sont plus des sujets passifs, sont accrus et reconnus.
L’arbitraire féodal est aboli.
Tandis que Paoli gouverne l’île, la République de Gênes se révèle incapable d’en reprendre le contrôle. Ruinée, très fortement endettée à l’égard de la France, incapable de lever une armée, elle décide de transférer l’administration de l’île à la France par le traité de Versailles en 1768, tout en conservant une souveraineté purement théorique.
Paoli refuse la tutelle française. Le roi de France envoie alors 30 000 soldats qui, à Ponte Novu en 1769, écrasent les troupes paolistes. La Corse devient définitivement française. Paoli s’exile en Angleterre.
Le droit français remplace le droit insulaire et les institutions paolistes sont supprimées. Plusieurs réformes tendent à pacifier les clans, stabiliser la fiscalité, construire des infrastructures, réduire les vendettas.
En 1790, la Corse devient un département. Le 26 avril, après 21 ans d’exil à Londres, Paoli est invité à Paris par Robespierre et le Club des jacobins qui chantent les louanges de celui qu’ils désignent comme « l’un des plus illustres défenseurs de la liberté ».
Certains députés, minoritaires, tentent de le discréditer, lui reprochant son autoritarisme. Mirabeau le défend avec ardeur, affirmant qu’il n’a « jamais cessé d’être vertueux ». L’avocat et député Antoine-Louis Albitte est son défenseur le plus acharné, décrivant Paoli comme « l’âme de liberté corse » ayant toujours combattu la tyrannie.
Des tensions apparaissent cependant rapidement entre Paoli et les révolutionnaires. Paoli souhaite conserver une large autonomie de gestion et limiter l’ingérence des commissaires envoyés par Paris. Il refuse l’approche centralisatrice et s’inquiète d’un pouvoir central trop intrusif. Il refuse d’organiser une offensive en Sardaigne.
Il s’oppose aux membres de la famille Bonaparte, qui soutiennent les Montagnards, les considérant comme des opportunistes ambitieux trop enclins à servir Paris.
Il est dès lors rapidement accusé de sabotage et de trahison, d’autant qu’il se rapproche de l’Angleterre afin de tenter de placer la Corse sous protection britannique.
La Convention nationale le considère comme un séparatiste, le déclare « traître à la République », le met « hors la loi » et ordonne son arrestation.
Celui qui était célébré en 1790 comme héros devient en 1793 un ennemi.
Il se réfugie dans son île natale et tente de créer un éphémère royaume anglo-corse. Son projet échoue.
Un second exil londonien commence alors en 1795 pour cet esprit éclairé, politiquement isolé, précurseur et promoteur de tant de grandes réformes balayées par l’histoire, héros insulaire brièvement admiré par Napoléon.
Il mène une vie paisible et discrète à Soho puis à Chelsea. Son domicile est un lieu de passage pour les Corses en exil, les émigrés royalistes, les curieux, les diplomates et les militaires.
Il entretient une correspondance suivie avec des personnalités européennes qu’il continue à fasciner.
Il écrit de nombreux textes politiques et constitutionnels et continue à défendre l’idée d’une Corse libre, éclairée et instruite.
Il meurt à Londres en 1807, âgé de 81 ans. Ses cendres sont transférées en 1889 en Corse dans la chapelle attenante à sa maison natale.
Il devient une figure majeure du mouvement autonomiste et de la mémoire nationale corse. Son exil crépusculaire en a fait une référence morale.

Pascal Paoli laisse un legs saisissant. Sa conception de la justice comme un instrument d’émancipation sociale plutôt que comme une technique de domination est exemplaire.
Il a donné à la Corse une conscience politique moderne, enracinée dans l’idée de souveraineté populaire. Il a montré qu’un petit peuple pouvait se doter d’institutions avancées, d’une justice impartiale, d’une représentation élargie. Il a prouvé qu’une démocratie pouvait naître non dans l’abstraction philosophique, mais dans l’expérience concrète d’un territoire et d’une culture.
Son exil lui a volé la victoire, mais non la postérité. Paoli n’a pas eu le temps d’achever son œuvre ; il a eu celui d’en poser les fondations. C’est pourquoi, dans l’histoire politique de la Méditerranée, il demeure l’une des figures les plus singulières : un homme qui a voulu faire entrer la liberté dans le réel, et qui a payé cher d’en avoir trop devancé le siècle.
Chronique 276
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